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Les Amis du Musée des Beaux Arts de Quimper

Emile Bernard - Madeleine au Bois d'Amour

Le peintre Émile BERNARD est bien présent dans notre musée avec cinq de ses œuvres dont le célèbre “Bois d'Amour“ de Pont Aven. Son histoire se poursuit avec ce tableau du musée d'Orsay et l'évocation poétique qu'en fait Marie Hélène PROUTEAU, écrivain, critique littéraire nantaise, membre de la Maison des écrivains et de la littérature
Émile Bernard (1868-1941) Madeleine au Bois d'Amour 1888 Huile sur toile H. 1,38 ; L. 1,63 m. Paris, musée d'Orsay © RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / DR

Un jour de 1964, une jeune fille de 1888 vient me prendre par la main. « Madeleine au Bois d’amour », peinte par Émile Bernard, son frère. Une exposition à l’Hôtel de ville de Pont-Aven nous fait découvrir« Gauguin et ses amis ». Le cercle des peintres disparus, Gauguin, Bernard, Sérusier, Laval, Filiger, Chamaillard. Et Madeleine, au sourire d’eau claire comme la rivière.

Le temps a passé, j’ai oublié Madeleine.

Les tableaux nous choisissent. Ils nous entrent dans le coeur comme un sceau sur de la cire. Un jour, sur un panneau du musée d’Orsay, accrochée plein cadre, je retrouve Madeleine. Telle une amie longtemps perdue de vue et que l’on revoit des années après, comme si c’était la veille. Depuis, je ne manque jamais ces promenades avec la gisante mystérieuse […] Les fantômes ne s’invitent pas n’importe où, c’est bien connu. Au Bois d’amour, Émile dessine. Il a juste vingt ans. J’imagine des voix dans le sous-bois. Un air de mandoline. Celle de Charles Filiger ? Et me parvient le bruit de cascade musicale de l’eau entre les rochers de l’Aven. J’entends un grand rire. Sûrement Gauguin qui peint deux gamins presque nus, luttant sur l’herbe au bord de l’eau. Aurait-il entrevu Madeleine dans la hêtraie ? Pour l’homme marié de quarante ans, tant de grâce à seize ans est un pur amen. Le « sauvage » comme il s’appelle lui-même ne dit pas les mots d’amour. Il préfère les cacher au creux des noeuds du bois de ce vase qu’il sculpte pour elle. Le coeur dans les mains nues.

L’étoffe du jour est épaisse, à peine trouée de quelques lueurs. Les couleurs, en à-plats mats sur la rivière et le bois, mendient la lumière. Allongée dans l’ermitage de verdure, Madeleine a la tête en appui sur la main droite. Cette enfantine manière qu’on lui voit sur les photos. Corps long et mince engoncé dans une robe à l’apparence de linceul. La jeune fille pétrie de songes a le regard résolu : elle est de ces êtres doux et décidés qui mènent leur vie à leur guise. Elle est seule. Enveloppée de ce silence qui tombe des grands arbres dont elle semble connaître le langage. Comme si la nature retenait son souffle, figée par on ne sait quel sortilège.

La scène, simple, a le halo d’un rêve. Une scène un peu somnambulique à la Delvaux. D’où l’on est, on ne peut voir si la jeune fille est près de s’endormir ou de se figer dans la mort qui flotte sur le tableau. C’est l’ambiguïté totale.

L’étoffe du jour est épaisse, à peine trouée de quelques lueurs. Les couleurs, en à-plats mats sur la rivière et le bois, mendient la lumière. On se croirait dans le tombeau pillé d’une princesse égyptienne.

Les immenses fûts des arbres, surlignés de noir, me font l’effet des barreaux d’une cage. On a envie d’écarter les branches pour laisser passer la vie vivante. Le corps juvénile, le sourire de Madeleine irradient la toile. Sa bouche finement dessinée a une expression insaisissable. Ardeur, gravité, sérénité, comment dire ? Sur quel secret ces lèvres restent-elles résolument fermées ?

Entre le peintre et son modèle, l’on devine une connivence absolue, le même air respiré, rythmé à la même seconde. Il suffit à Émile de voir ses yeux bleus, sa chevelure blonde déployée pour lire dans ses pensées. Entre eux est restée la complicité des commencements. L’enfance à Lille, les livres lus à l’unisson, front collé, dans la grande maison face au couvent puis le départ pour Paris. Le monde s’ouvre : il y a les conversations passionnées sur l’art, le soir, les rencontres avec les amis peintres, tel Van Gogh, le tour buissonnier d’Émile à travers la Bretagne.

Sa vie à elle, Madeleine ? Toute en élans et vibrations : saisir la vie au vol pour la redonner aux autres. Les autres ? Émile, surtout. Rien de plus juste que de vivre tout feu, tout dévouement pour ce frère si doué, pour son art, écrit-elle dans des lettres enfiévrées. Une évidence pour la jeune fille qui sourit comme une petite mariée qu’elle ne sera jamais. Ce besoin de vivre une vie qui n’est pas la sienne, c’est une curieuse maladie dans ce coeur de seize ans. Lui ne s’en plaint pas, prêt à lui manger la vie, corps et âme, comme un enfant tyran. Les artistes sont ainsi, préposés à leur moi. Ils veulent tout et rien que pour eux.

Il y a ces choses-là contenues en suspens dans le pinceau plein de tendresse douloureuse d’Émile Bernard.

Mais quoi, cette impression de muraille ? Pas de fleurs, pas d’oiseaux, pas de carré de ciel ? Si, au creux dérobé du tableau, se cachait un don de voyance ? Le pouvoir des peintres : n’ont-ils pas dans leurs mains le nuancier de l’invisible ? Invisible pour nous mais aussi pour eux-mêmes. C’est la part sombre des présages qui palpite ici. Comme si le peintre avait pressenti la vie courte et tragique de son modèle.

Je l’imagine, la regardeuse de l’âme des choses. Elle est d’un autre monde, de celui où les fleurs ont une vie surnaturelle.

Je la vois, la silhouette à l’ombrelle blanche qui traverse le marché de la ville. Pont-Aven a trouvé sa muse. Les jeunes rapins attablés devant un bock à l’auberge Gloanec la regardent passer. Son charme fait tourner la tête à Gauguin. Il fait son portrait en le rehaussant de touches rouge désir : ces lèvres fardées, ce châle écarlate, cet oeil aguicheur, autant de promesses sensuelles qu’il sait impossibles. Dès qu’elle le pourra, Madeleine partira gagner sa vie comme modiste à Paris ou gouvernante dans diverses maisons. Après de brèves fiançailles avec Charles Laval, elle ira travailler à Nottingham. Et soudain, elle décide de tout abandonner, de partir on ne sait où. Trois ans sans donner de nouvelles à personne. La vie incognito à Genève où elle tient la bibliothèque de la gare avec une amie. Elle y fait la connaissance de jeunes exilés russes un peu bohèmes, Isabelle Eberhardt et son frère, Augustin. Puis, c’est la fuite en Corse avec lui, pour calmer les blessures de ce beau jeune homme fragile. Toujours en elle ce souci de soulager, de sauver. Émile a-t-il senti bouillonner en elle tant de possibles ?

Étrange dormition qui sent la mort. Madeleine n’a plus que sept ans à vivre quand il la peint au Boisd’amour. Après s’être dévouée pour soigner Laval malade de tuberculose, elle finit par retrouver la trace d’Émile au Caire. Elle l’y rejoint. Trois mois plus tard, la tuberculose l’emporte à vingt-cinq ans.

L’ardeur se paie au prix fort.

Dans son visage éternel peint par Émile Bernard, demeure, intact, irrésistible, le sourire de Madeleine. Plus fort que cette vie qui l’a broyée. Avec lui, la petite momie égyptienne emporte son mystère.

Marie-Hélène PROUTEAU
© « La Gisante mystérieuse », chapitre de La Petite plage, (La Part Commune, 2015, sélection prix J.J.Rousseau 2016).